Dernière lettre de l’abbé Derry
Lettre à Georges Chevrot curé de Saint-François-Xavier.
Mon Cher Monsieur le Curé,
Je suis à quelques jours, peut-être à quelques heures, de ma mort. Dieu est bien bon qui me donne une grande paix et cette joie de l’esprit dont parle l’auteur de l’Imitation. Il n’y a rien pour la nature : le corps est brisé, le coeur est meurtri, mais l’âme est dans les hauteurs . Je ne cesse de remercier le bon Dieu qui, dans son immense bonté, m’a redonné tant de ferveur. J’aurais pu mourir, sinon dans le péché, du moins dans la tiédeur que la trop grande activité extérieure risquait d’entraîner. Or la paille des cachots, le jeûne le plus rigoureux, les humiliations et les misères de toutes sortes, la solitude, tout ce que Dieu dans sa Providence a permis pour mon bien , joint à la prière et à l’oraison continuelle , m’ont conduit sur des sommets où il fait beau et bon. Ma vie depuis deux ans n’a été qu’ une messe continue et ce sera bientôt, après l’immolation du Calvaire, la communion la plus intime et l’action de grâces éternelles.
Comme Dieu est bon ! Car ma confiance est plus grande que la crainte que je pourrais concevoir à cause de mes péchés. Je demande cependant vos prières et des messes pour toutes celles que je n’aurais pas dites (c’est surtout cela qui fut ma grosse souffrance et qui est aussi l’objet de mes craintes).
Je vous demande pardon de n’avoir pas été ce que j’aurais dû être, comme je demande pardon à tous ceux à qui involontairement j’aurais pu faire de la peine ou causer quelque tort. Je n’ai toujours voulu que le bien : si je me suis trompé dans les moyens, je me rattraperai bientôt en me donnant pour tous . Quels regrets de ne pouvoir plus me livrer à l’apostolat, et de savoir que ma vie est terminée ici-bas. Le bon Dieu l’avait-il marquée si courte ? Mes responsabilités ne sont-elles pas très grandes d’avoir réduit ma vie qu’il voulait pour lui seul plus longue ? … Mais je dépasse et j’abandonne ces craintes pour me jeter le plus complètement possible en Dieu.
J’offre ma vie pour toutes les grandes causes que j’aurais voulu mieux servir, pour Dieu , pour l’Église, pour la France, pour ma chère paroisse Saint-François-Xavier, où je suis si souvent par la pensée, pour mon cher Bon-Conseil, pour tous ceux que j’aime.
Puisse ma mort être ma messe la mieux célébrée , la plus généreusement et la plus joyeusement offerte. Je vais bientôt, Cher Monsieur le Curé, voir Celui que, malgré tout, j’ai tant aimé. Je vais enfin l’aimer comme j’aurais voulu l’aimer toute ma vie, et j’espère, de là-haut, faire plus de bien que je n’en ai fait ici-bas …
J’aurais encore tant de choses à vous dire. Mon coeur est plein à déborder et je suis obligé de terminer. (Si vous saviez dans quelles conditions je griffonne ce mot !… les bottes !…) Je pense à tous, je n’oublie personne. Je prie pour tous. J’ai tant aimé ! Mais il me semble que j’aime bien mieux encore et bientôt, de là-haut, comme je vous aiderai !
Comme Dieu est bon de me faire finir sur la paille d’un cachot, dans le dénuement le plus absolu, mais que j’aime , dans l’extrême pauvreté et l’obéissance. Comme la prière et l’oraison sont faciles. Mon bréviaire, que j’ai pu dire presque toujours, a été ma grande consolation, ma nourriture quotidienne avec l’Imitation de Jésus-Christ. Je n’avais jamais autant goûté les psaumes.
Je demande encore pardon à tous ceux que j’aurai pu contrister. Priez beaucoup pour moi. Demandez à mes chers confrères la charité de messes. Et puis, à bientôt, au ciel !… où je suis déjà par la pensée et le désir. Je me permets de vous embrasser très filialement. Je vous redis toute mon affection et puis devinez tout ce que je ne dis pas mais dont mon coeur est plein.
Dieu soit béni et Vive la France !
ROGER Le 2 septembre 1943

« VITA MUTATUR NON TOLLITUR. » _ « LAETUS OBTULI UNIVERSA. » _ « DOMINUS PARS. » _ BONUM EST MIHI QUIA HUMILIASTI ME. » _ « QUAM DILECTA TABERNACULA DOMINE. » _ « FIAT VOLUNTAS TUA. » _ (on accepte joyeusement tout de Lui). Me permettrai-je un conseil à de plus jeunes confrères ? : « Que l’on ne cache pas la vérité à des malades qui vont mourir. » La mort, c’est le voile qui se déchire.

P.S. Comme je voudrais bien mourir ! Je le demande sans cesse au Bon Dieu. Je m’étonne d’avoir une si grande paix. C’est probablement parce que je n’ai pas bien conscience de mes péchés. Le Bon Dieu fait dominer en moi la confiance et le joie du sacrifice. Priez cependant beaucoup pour moi.

Bien mourir !… ce serait au moins cela de bien dans ma vie dont le Bon Dieu pourrait tenir compte. Oh ! s’il voulait bien me donner sa grâce et accepter ma vie . Quelle messe ! S’il continue à m’aider, j’irai en chantant.

« Donner sa vie pour ceux que l’on aime » ! quel bonheur ! Je prie tout spécialement pour les vocations. Que le Bon Dieu donne à son Église, à la France, à la paroisse de saints prêtres.

Je supplie que l’on dise des messes pour toutes celles que je n’aurais pas dites. Vous devez trouver mon testament chez moi. Seuls mes meubles reviennent à ma famille. Tout argent est pour les œuvres. Mon linge pour les pauvres.

Je ne pourrai pas donner de mes nouvelles à ma famille. Je recommande à tous de vivres toujours en excellents chrétiens. Redites-leur toute la tendresse et toutes l’affection que je pourrai pas, héla ! leur témoigner.

Ce n’est qu’un au revoir .

AU CIEL !

Qu’est ce donc que quelques années ! »

Au moment de mourir, ses dernières paroles furent : « Introibo ad altare Dei » (« J’irai vers l’autel de Dieu » – Extrait du Psaume 42, qui commençait la messe tridentine)